DanielLe Saux

Des thons dans les voiles. Il ne s’agit plus, pour les hommes d’équipage, de capturer le poisson. Après trois semaines de campagne, le dernier trait de chalut, juste aux limites nouvelles et si absurdes des eaux territoriales, a couvert le pont d’une manne prometteuse de richesse.

Route terre. Il y en a pour quarante-huit heures. C’est le temps de l’angoisse si bien décrit par Hemingway dans son Le Vieil homme et la mer. Il faut que la matte encore frétillante reste bien fraîche. Car ces satanés mareyeurs, tâtillons en diable, seront impitoyables. Il y avait bien sûr la formule des thoniers groisillons, qui disposaient de manœuvres abondantes le long des perches. On pouvait y accrocher les thons, que le soleil et la brise portante prenaient en charge pour les maintenir au sec.

Les poissons participaient ainsi à la voilure. On peut même imaginer qu’ils prenaient le vent en se groupant en cerfs-volants enluminés, ou bien qu’ils s’enroulaient en un monstre, dont la tête dressée face à l’est appuyait le noroît. Car ces deux jours, temps d’attente et de repos, sont aussi le temps du rêve, dans lequel Daniel le Saux s’est faufilé avec son art d’interpréter les couleurs des écailles. Sous son regard, le poisson remonte depuis les cales et s’inscrit là-haut comme une chimère tournoyante d’écus, d’euros et de pièces d’or, comme la grande roue du loto. C’est un soleil multicolore et de bon aloi qui tourne dans chaque tête levée. Dans l’enthousiasme du port qui s’approche, il restitue à chaque poisson fraîcheur et couleurs, toute cette palette arc-en-ciel qui flambe sur chaque prise frétillante quand elle sort de l’eau.

Mais il est temps de redescendre le poisson à fond de cale. Les fourgons et les remorques brinquebalantes des mareyeurs se pointent déjà sur les quais. Il faut redevenir sérieux, replier les songes et les visions, et négocier au plus haut. Les terriens ne peuvent avoir accès aux rêves des marins-pêcheurs. Ceux-ci les gardent pour les partager avec les autres équipages, au fond des tavernes, l’Escadrille, le Café Maritime et même l’étroit et confidentiel Plancha dont les lanternes apparaissent maintenant sur tribord.

Charles Madézo



Les oeuvres de Daniel Le Saux